samedi 31 août 2013

Fortis: des données accablantes pour les ex-dirigeants

Révélations sur les milliards investis dans les «subprimes»
Belga
EXCLUSIF. En gardant le silence, en avril 2007, sur l’exposition de Fortis Banque aux subprimes, le responsable de la division Merchant Bank, Filip Dierckx (photo), a permis l’achat d’ABN Amro par Fortis Holding. Or la banque était déjà exposée aux subprimes à hauteur d’au moins 8,5 milliards de dollars, selon des documents judiciaires américains. L’attentisme du responsable des risques à l’époque, Karel De Boeck, qui a attendu près de cinq mois avant d’organiser une réunion sur les subprimes, aurait lui coûté 3,4 milliards de dollars à la banque.


Des plaintes récemment déposées aux Etats-Unis contre onze grandes banques d’investissement qui ont vendu à Fortis Banque des titres contaminés aux subprimes rendent public, pour la première fois, le spectaculaire appétit de l’ex-première banque belge pour ces produits financiers à haut risque.

Elles révèlent comment la banque a investi plus de 10,6 milliards de dollars (environ 8 milliards d’euros) au cours de 578 acquisitions de titres réalisées entre le 10 décembre 2004 et le 31 octobre 2007. Elles dévoilent aussi que ces achats spéculatifs ont été effectués à 54,1% via quatre entités offshore domiciliées à Jersey, Dublin, Grand Cayman et au Delaware, échappant ainsi au contrôle d’un auditeur et d’un régulateur uniques, et bien sûr au fisc belge.

Les 10,6 milliards de dollars mentionnés dans les plaintes ne représenteraient que 38% de l’ensemble des crédits toxiques acquis par Fortis Banque. En effet, la valeur faciale de ce funeste portefeuille lors de sa cession à la «bad bank» Royal Park Investments en mai 2009 atteignait 20,5 milliards d’euros (27,9 milliards de dollars au taux de change de l’époque), selon les rapports annuels d’Ageas (ex-Fortis Holding).



Vendeurs
Actifs achetés par Fortis Banque ($)
JP Morgan
3 156 105 881
Bank of America
1 747 850 000
Royal Bank of Scotland
1 668 175 000
Morgan Stanley
706 379 000
Goldman Sachs
643 195 000
Deutsche Bank
575 214 100
Merrill Lynch
525 668 767
UBS
475 947 000
Citigroup
438 744 500
Credit Suisse
402 947 000
Barclays
302 378 000
TOTAL
10 642 604 248

Montants dépensés par Fortis Banque entre décembre 2004 et octobre 2007 pour acquérir des titres adossés à des crédits subprimes auprès de 11 grandes banques d’investissement.



Ces dépenses folles ont conduit Fortis Holding, l’actionnaire de Fortis Banque, à sa perte en septembre 2008. Ce qui a coûté à l’époque 9,4 milliards d’euros aux contribuables belges, lors du sauvetage de la banque. Tous ces achats de titres ont été réalisés par la division Merchant and Private Banking de Fortis Banque, alors dirigée par Filip Dierckx, l’actuel numéro deux de BNP Paribas Fortis et président de Febelfin, le lobby bancaire belge.

Comme le montre le graphique ci-dessous, lorsqu’en 2007 l’indice des prix des logements aux Etats-Unis poursuit, mois après mois, sa dégringolade, Fortis Banque continue d’acheter, à tour de bras, des titres adossés à des crédits hypothécaires subprimes. Ces achats explosent même à partir de février 2007, atteignant 807 millions de dollars contre 414 en janvier, avant d’atteindre le record absolu de 882 millions en avril. Les achats mensuels réalisés de février à juin 2007 sont en fait les cinq plus importants de tous ceux effectués par Fortis Banque depuis ses premières emplettes sur ce marché en décembre 2004: en cinq mois, Fortis dépense 3,5 milliards de dollars.



Investissements mensuels de Fortis Banque dans des titres exposés aux subprimes, entre décembre 2004 et octobre 2007 (bâtonnets bleus). Les cinq plus gros achats de titres ont lieu de février à juin 2007, alors que la bulle immobilière a déjà éclaté, comme le montre l’indice composite des prix des logements américains (courbe rouge) qui chute depuis juin 2006, après 15 années de croissance continue. (Cliquer sur l’image pour l'agrandir)


Or c’est précisément durant ces mois décisifs que l’idée de racheter ABN Amro – qui sera fatale pour Fortis Holding et ses actionnaires – a mûri et s’est concrétisée. Le 12 avril 2007, lorsque Maurice Lippens et Jean-Paul Votron, respectivement président du conseil d’administration et CEO de Fortis Holding, scellent leur alliance avec la Royal Bank of Scotland et Santander pour racheter la banque néerlandaise, Fortis Banque est déjà exposée aux subprimes à hauteur d’au moins 8,5 milliards de dollars.

«Si j’avais su que ces 8,5 milliards de dollars ou davantage avaient été aussi risqués, et allaient valoir zéro pendant une certaine période de temps, il est évident que jamais nous n’aurions décidé d’acquérir ABN Amro», déclare à Marianne un membre influent du conseil d’administration de Fortis Holding à l’époque. Une affirmation qui témoigne d’un énorme problème de gouvernance: l’information sur les investissements colossaux de Fortis Banque dans les subprimes, et les risques y afférents, n’est donc pas remontée de Fortis Banque à Fortis Holding, son actionnaire à 99,93%.

Près de cinq mois de perdus

Au printemps 2007, cinq personnalités clés de Fortis Banque occupent aussi des positions stratégiques au sein de Fortis Holding. Deux d’entre elles étaient particulièrement bien informées des risques liés aux investissements dans les subprimes: Filip Dierckx et Karel De Boeck. Le premier parce qu’il dirigeait le département qui achetait ces milliards de titres à risque. Le second parce qu’il était le responsable des risques au sein de la banque et qu’il était revenu furieux d’un voyage effectué début février à New York où il avait pris conscience des risques considérables pris par l’équipe de Fortis qui achetait mais aussi fabriquait de tels titres.

Il faudra pourtant à Karel De Boeck près de cinq mois pour réunir, le 3 juillet, le Central Credit Committee de Fortis Banque sur le dossier «subprimes». Il y sera décidé que la banque ne se présentera plus sur le marché des CDO, ni comme fabricant, ni comme investisseur. Ce long délai entre la prise de conscience de Karel De Boeck et sa décision formelle a coûté très cher à la banque: entre le 12 février et le 3 juillet 2007, plus de 3,4 milliards de dollars ont été dépensés en titres toxiques.

Par ailleurs, les plaintes américaines révèlent que cette décision prise le 3 juillet 2007 a très vite été foulée aux pieds. Dès le 6 juillet, la succursale de Fortis Banque aux îles Caïmans achète pour plus de 20 millions de dollars de titres à risque à la Royal Bank of Scotland. Le 17 juillet, la filiale du Delaware Fortis Securities LLC acquiert des titres pour 12,6 millions de dollars auprès de la Bank of America. Les achats de titres toxiques se poursuivront ainsi jusqu’au 31 octobre, soit quatre mois après la «décision» de les arrêter. Total de l’ardoise post-3 juillet: 441,8 millions de dollars.

Une sous-estimation de deux milliards

Les plaintes suggèrent aussi qu’un communiqué de Fortis Holding, daté du 8 novembre 2007, serait un faux au sens judiciaire du terme. Il chiffre officiellement, pour la toute première fois, l’exposition de Fortis Banque aux subprimes: moins de 5,3 milliards d’euros. Or à cette date Fortis Banque avait déjà acquis pour 10,6 milliards de dollars d’actifs toxiques, soit 7,3 milliards d’euros selon le taux de change en vigueur à l’époque. Soit deux milliards de plus que ce que Fortis Banque a officiellement communiqué.

Si le premier bancassureur du royaume a fait naufrage à l’automne 2008, c’est parce qu’il a racheté ABN Amro un an plus tôt, sans en avoir les moyens, et qu’il avait investi des milliards dans des titres spéculatifs qui ont perdu toute valeur suite à l’éclatement de la bulle immobilière américaine à la mi-2006. Cette importante exposition aux subprimes amputera le bénéfice net de Fortis Holding de 3 milliards d’euros en 2007, et d’un milliard en 2008.

Karel De Boeck et Filip Dierckx n’ont pas donné suite aux demandes d’interviews de Marianne. Et BNP Paribas Fortis nous a fait savoir qu’«aucune interview ne sera donnée» sur ce dossier.

David Leloup

Une enquête de 12 pages à lire dans Marianne en kiosque jusqu’au 6 septembre

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